Les Confins de L'ile &
Cartes Postales pour
Messiaen
Traduit du
chinois par Marie Laureillard
Né en 1954 à
Hualien sur la côte est de Taiwan, Chen Li, poète historien-géographe, funambule
et magicien, toujours
en quête d'images et de styles nouveaux, jouant non sans
humour des spécificités de la langue et de l'écriture chinoises,
rend inlassablement hommage à sa ville natale aux « Vagues Tourbillonnantes », cette
« ville alanguie » où il a toujours vécu,
située aux « confins de l'île ».
Cherchant un équilibre entre rêve et réalité, entre allégresse et amertume face
au monde,
il explore les différents visages de Taiwan en puisant aussi bien dans
le quotidien que dans le passé
aborigène, portugais, hollandais, chinois ou
japonais de cette île du Pacifique à la culture multiple et métissée.
Épris
d'art et de musique, il a fait siens les propos du compositeur japonais Tōru
Takemisu,
qui s’appliquent tout aussi bien à son œuvre de poète : « La musique,
dans son essence,
semble inséparable de la tristesse. C’est la tristesse de
l’existence. Plus vous êtes rempli de la joie
de la création musicale, plus profonde est la tristesse. »
a Poésie de Chen Li
Impression marine Ma maîtresse
L’amant de la femme du magicien De pas dans la neige
Berceuse animalière Dans une ville affolée par un séisme continu
La lointaine montagne Autocratie Février Ciboule
Cartes postales pour Messiaen Voyage en famille
Fleuve d'ombres Photo-souvenir Les bords de l’île
Microcosme Chant d'automne La symphonie belliqueuse
La musique des meubles Le funambule
Voyage éclair dans une machine à grande vitesse Exercices de haut vol
La nappe du petit déjeuner d'un entomologiste solitaire
Folie de papillon La langue Petites morts
Chant d’une somnambule Ville alanguie Blanc
*
Marie Laureillard
/Chen Li, le poète funambule → PDF.陳黎:詩的走索者(中譯)
Chen Li, un poète taiwanais contemporain : traduction et identité multiculturelle → PDF
Paysages écrits sur la page blanche : approches de la poésie visuelle taiwanaise à partir de l'ouvre de Chen Li → PDF
La poésie visuelle taiwanaise : un retour réflexif sur l’écriture → PDF
*
Chen Li à Paris (2004) /Chen Li en France (2016)
我的台灣中文
Chen Li, né en 1954, est un des poètes taiwanais les plus représentatifs de sa génération. Influencé d'abord par les modernes, il s'intéresse des la fin des années quatre-vingt à des thèmes plus politiques et sociaux, notamment à l'identité de Taiwan et des sa population aborigène. Sa conscience d'une originalité taiwanaise dans la culture chinoise et du rôle de la langue dans sa propre identité avec cette culture se reflète dans ce texte écrit pour Missives.
Le terme « chinois » du titre signifie la langue chinoise, plutôt écrite, le mandarin étant la langue officielle (basée sur le dialecte de Pékin, appelée « langue nationale » à Taiwan et « langue commune » en Chine).
Parmi les minorités ethniques mentionnées, les Hakka viennent de Chine (leur langue, le hakka, constitue, avec le minnan, le dialecte taiwanais), les Amis et les Atayal sont des aborigènes qui ont leurs propres langues.*
J'aurais aussi bien pu intituler ce texte « Mon mandarin taiwanais » car le chinois mandarin est la langue officielle de Taiwan depuis 1945.
Je suis né dans la Taiwan d'après la Seconde Guerre mondiale et j'ai été élevé dans la petite ville de Hualian sur la côte est de l'île. Mes parents ont grandi dans la Taiwan de l'occupation japonaise (1895-1945). Cela fait qu'enfant et adolescent, j'ai parlé le mandarin (pékinois) à l'école et le taiwanais (dialecte minnan) à la maison avec les miens, tandis qu'entre eux mes parents parlaient fréquemment japonais. Comme ma mère est hakka, j'ai souvent pu l'entendre converser en dialecte hakka avec des parents habitant dans le voisinage.
Après des études universitaires à Taipei je suis revenu dans ma ville natale pour être professeur d'anglais dans un lycée. Parmi les quarante élèves d'une classe, deux ou trois appartiennent à la population originale de l'île, Amis ou Atayal pour la plupart, et parlent mandarin au lycée comme les autres élèves.
Je pense cependant que le pékinois qui a cours dans la population de Taiwan depuis quelques décennies doit être assez différent de celui des Chinois du continent. Cette différence se manifeste bien entendu dans le vocabulaire, l'accent, la prononciation et la forme des idéogrammes mais aussi dans les « modalités » de la langue. J'ai l'impression qu'il y a dans le chinois (pékinois) de Taiwan une vitalité qui le distingue de celui du continent.
Premièrement, alors que la Chine a fait table rase de son passé, a déclenché une « révolution culturelle » et propagé une forme simplifiée des caractères chinois, Taiwan, gouvernée depuis la guerre par le Parti nationaliste Guomindang, s'est efforcée de mettre en œuvre un « mouvement de renaissance de la culture chinoise », a continué à utiliser les formes complexes des caractères et a érigé en disciplines scolaires l'histoire et la littérature classiques. Il en est résulté chez les habitants, donc les écrivains, une perception plus subtile de la « beauté du chinois » que chez ceux d'en face. Par ailleurs, les conditions de vie dans la société capitaliste de Taiwan, plus libre et ouverte qu'en Chine, ont permis au chinois taiwanais d'assimiler tout naturellement des éléments des langues (en particulier des dialectes de Taiwan, du japonais et de l'anglais) et des modes d'existence très divers de l'île. Cela a donné un langage plus souple et dynamique, plus riche et varié.
En tant qu'écrivain, et en particulier poète, de langue chinoise, j'ai le sentiment que le chinois, avec ses pictogrammes, ses monosyllabes, ses nombreux homonymes, ses caractères à sens multiples, ou combinant son et sens, a une saveur dont beaucoup d'autres langues sont depourvues. Un poème chinois écrit en caractères complexes risque sans doute de perdre une partie de cette saveur si on le transcrit en caractères simplifiés. Ainsi, me semble-t-il, dans toute prose ou poème que j'écris ici, à Taiwan, il y a sans conteste une saveur qu'on ne trouve pas dans d'autres langues ou dans le chinois d'autres régions. À en juger par ce que la poésie moderne de Taiwan a produit au cours des dernières décennies, la langue chinoise a constamment évolué pour créer une sensibilité, une saveur et une vie neuves.
J'ai écrit un poème intitule « La symphonie belliqueuse » ; il est très long mais n'est composé que de quatre caractères différents qui se répètent (on peut aussi dire qu'il n'y en a qu'un seul et trois variantes) : le caractère principal, bing, un élèment supérieur sur un trait horizontal soutenu par deux traits obliques, signifie « soldat ». Deux autres, ping et pang, chacun un seul trait oblique, sont des onomatopées qui claquent à les entendre comme un coup de fusil ; à les voir ils font penser à un soldat qui a perdu une jambe ; ils se combinent pour former le mot « ping-pong ». Le quatrième, qiu, qui n'a pas de traits obliques, désigne un tertre et fait allusion à une tombe. J'imagine que ce poème est difficilement traduisible dans une langue étrangère.
Un autre de mes poèmes, « La nappe de petit déjeuner d'un entomologiste solitaire », combine tous les caractères d'un ordinateur, et eux seuls, comportant le radical « insecte »(虫). Imprimé en caractères simplifiés ce poème serait sans doute grandement défiguré et dénaturé.
Dans mon chinois taiwanais il y a la Chine et il y a Taiwan, il y a du classique et du contemporain, à l'image de Taiwan, ce pays insulaire qui par sa géographie et son historie a constamment absorbé et assimilé tous les apports venus de partout.
traduit par Martine Valette-Hemery(Missives : Numéro Spécial 2003)
Martine Valette-Hemery & Chen Li
(Salon du livre de Paris, 2004)
Embrassant son lit
voluptueux
la sensuelle, tout au long du jour
avec son amant libertin
tire
à elle
repousse
loin d’elle
une couverture bleu marine liserée de blanc
1976 traduit par Marie Laureillard
情婦
Ma
maîtresse est une guitare aux cordes relâchées
au
corps lisse, caché dans son étui
préservé
des rayons de lune
Parfois je l’en retire,
l’enlace,
doucement
caresse
sa nuque froide
enroulant
les cordes de la main gauche, les effleurant de la droite
je
l’accorde de mon mieux
Alors
elle se tend en un véritable
instrument
à six cordes, déployant intensément
son
éclatante beauté
Je
commence à jouer, mais
soudain
les cordes
cassent
L’amant de la femme du magicien
魔術師夫人的情人
Comment vous expliquer cette scène de petit déjeuner ?
Le jus d’orange tombe d’arbres fruitiers pour ruisseler dans
les coupes
Les sandwiches sont deux coqs métamorphosés
Le soleil perce toujours à l’autre extrémité de la coquille
d’œuf, malgré l’intense
parfum lunaire
Tables et chaises viennent d’être sciées dans la forêt
voisine
Tu peux même entendre crier les feuilles
Peut-être des noix se cachent-elles sous le tapis, qui
sait ?
Seul le lit est stable
mais elle est si éprise des fugues de Bach, la femme du
magicien dont l’inconstance
est due à l’incrédulité des gens. Tu ferais mieux de fuir
comme elle toute la
nuit
(il semble que je sois celui qui mort de fatigue soupire
après elle)
Je crains qu’à son réveil elle ne joue de l’orgue, boive du
café, pratique sa
gymnastique
rythmique
Hélas, qui sait si le café bout dans le chapeau ?
Peut-être est-ce mon tour de jouer au perroquet loquace qui
aime faire étalage de sa poésie
1976 traduit par Marie Laureillard
A
cause du froid, on voudrait dormir,
dormir
profondément,
on voudrait
des
sensations douces comme le cygne
laissant
là où la neige mollit une ligne griffonnée à la hâte
à
l’encre
blanche,
immaculée
à
cause de son humeur, à cause du froid
griffonnée
à la hâte
neige
immaculé
1976 traduit par Marie Laureillard
Laisse le temps se figer comme les taches du léopard
Un oiseau las glisse sur l’eau en versant doucement ses
larmes comme une flèche qui va retomber
C’est un jardin, un jardin sans musique, l’éléphant
gris passe devant toi d’un pas lourd et te demande
de veiller sur le nid d’abeilles, le nid d’abeilles sans abeilles
A la nuit sur les herbes nues j’essuierai la rosée quand les étoiles
monteront dans le ciel encore plus haut que la girafe à la porte
Laisse les femmes allaitant abandonner leurs enfants comme un
chat finit par détendre son dos arqué sans plus
insister abstraitement sur la couleur de l’amour ou l’altitude des
rêves car
c’est un jardin, un jardin de musique sans musique
Quand l’âne benêt parade, n’imite pas son ronflement
Laisse le temps s’arrêter de respirer comme un ours qui fait le mort
Des fleurs d’un blanc neigeux s’abattent sur ses cils, des papillons
Devant l’étable de vaches j’astiquerai la plaque de rue pour les
hirondelles privées d’auvent
quand l’éléphant gris passera devant toi d’un pas lourd et te
demandera
de colmater les fissures de la colonne brisée, de la colonne sans
tristesse
C’est un jardin, un jardin sans musique, aigles tournoyants cessez
de chasser, chiens de chasse cessez de courir, comme le front d’un
ange
assez large pour contenir cinquante châteaux et sept cents attelages
Laissons les enfants éloignés de leurs mères revenir à elles
comme une légende ou une religion oubliée redécouverte, embrassée
Je chanterai et prierai pour les arbres fruitiers dépouillés de
leurs fruits
Laisse le temps se figer comme les taches du léopard
Des fleurs d’un blanc neigeux, des papillons s’abattent sur ses cils
Ne trouble pas le courroux des lions profondément endormis
C’est un jardin, un jardin sans musique, l’éléphant
gris passe devant toi d’un pas lourd et te prie,
prie la boue de cacher au plus vite l’empreinte de ses pas
1977
traduit par Marie
Laureillard
Dans une ville affolée par un séisme continu
Dans une ville affolée par un séisme continu j'ai entendu
mille méchants loups dire à leur progéniture
« maman, j'ai mal agi. »
J'ai entendu des juges sangloter
des prêtres se repentir, j'ai entendu
des menottes s'envoler des journaux, des tableaux noirs tomber dans des
fosses d'aisance, j'ai entendu
des gens de letters poser leur bêche, des paysans enlever leurs lunettes
de gras commerçants quitter un à un leurs vêtements d'emplâtres crémeux
dans une ville affolée par un séisme continu
j'ai vu de vieilles maquerelles agenouillées restituer leurs vagins à leurs filles
1978 traduit par Martine Valette-Hemery
( Le Ciel en fuite: Anthologie de la nouvelle poésie chinoise )
La lointaine montagne est de plus en plus lointaine
Déjà, ce matin d'enfance
quand chaque jour un idéal nouveau naissait
elle s'élevait comme un chant matinal sur le porte-drapeau du cœurse dressait même sur l'estrade d'un stand, comme un badge sur la poitrine
un paravent de rêve, une tirelire de larmes
la lointaine montagne grandit avec toi et te regarde vieillir
entre le vent de l'après-midi et les antennes
entre le crépuscule de l'humanité et la fange
derrière les maisons, les voitures, les cordes, les couteaux, derrière cescubes réguliers et irréguliers de jeux qui n'en sont pas
la lointaine montagne parle à la lointaine montagne
te parle d'un silence dont on ne peut rien dire
quand tu es amoureux, la montagne lointaine
se rapproche à nouveau dans la nuit.
1988 traduit par Camille Loivier(Neige d'août N°12 : Printemps 2005)
Camille Loivier & Chen Li
Les législateurs altèrent la grammaire à leur guise
Singuliers, bien qu’habitués au pluriel
Objets, bien que se croyant sujets
Avides de futur dans leur jeunesse
Accrochés au passé dans leur vieillesse
Pas de besoin de traduire
Refus du changement
Formules immuables
Formules immuables
Formules immuables
Un seul verbe transitif : réprimer
1989 traduit par Marie Laureillard
Les coups de feu au crépuscule se dissipent parmi les nuées d’oiseaux
Chaussures absentes des pères
Chaussures absentes des fils
Bruit de pas du retour vers le brouet de riz matinal
Bruit de pas du retour vers la toilette vespérale
Cheveux noirs disparus des mères
Cheveux noirs disparus des filles
Rébellion contre un gouvernement étranger
Violence de la patrie qui vous étreint
Roseaux. Chardons. Lande. Clameur
Calendriers d’automne disparus
Calendriers de printemps disparus
1989 traduit par Marie Laureillard
Quand ma mère m’envoyait acheter de la ciboule
j’empruntais la rue de Nankin, la rue de Shanghai
puis (nom qui sonne aujourd’hui
étrangement) la rue Chiang Kai-shek, j’atteignais
le marché Chung-hua
je lançais en taïwanais à la marchande de légumes
« Je voudrais de la ciboule ! »
Elle me donnait une botte de ciboule à l’odeur de boue
Arrivé chez moi, j’entendais les haricots de Hollande dans mon sac
crier à ma mère en hakka que la ciboule était là
Je buvais la soupe japonaise comme le lait de ma mère
persuadé que miso shiru relevait de ma langue maternelle
je savourais le pan acheté le soir à la boulangerie
ignorant que je mangeais du pain prononcé à la portugaise
je glissais l’omelette dans mon bentō, le bentō dans mon cartable
je les mangeais furtivement après les cours
le professeur nous enseignait la musique, le mandarin
le professeur nous apprenait à chanter « Contre-attaquons, contre-attaquons, contre-attaquons le continent »
le professeur nous enseignait l’arithmétique :
« Si le drapeau national est tricolore, alors combien de couleurs ont trois drapeaux ? »
le délégué de classe répondait neuf, le sous-délégué trois
la ciboule dans mon bentō répondait une
« Parce que, disait-elle
que ce soit en terre, au marché, ou dans l’omelette au radis,
je reste ciboule,
ciboule de Taiwan »
Avec mon bentō vide à l’odeur de ciboule j’ai voyagé aux quatre coins du monde
le tumulte du marché m’interpellait chaleureusement
j’ai franchi le Brahmapoutre, les monts Bayankala,
les Pamirs (dont le nom étrange ne m’étonne plus aujourd’hui)
en atteignant les montagnes de l’Oignon
j’ai dit en mandarin de Taiwan : « Je voudrais de la ciboule ! »
Elles ne m’ont pas répondu
Il n’y a pas de ciboule dans les montagnes de l’Oignon
Soudain je me rappelle ma jeunesse
ma mère attendant à la porte mon retour du marché avec la ciboule
Note de la traductrice : Taiwan a été convoité par de nombreux pays depuis les temps anciens. Après la venue des Portugais au XVIe siècle, l’île fut colonisée par les Hollandais et les Espagnols au XVIIe siècle, puis par les Mandchous. A partir de 1895, Taiwan fut occupée par le Japon pendant cinquante ans jusqu’à sa rétrocession au gouvernement du Guomindang en 1945. Le miso shiru est une sorte de soupe japonaise composée de miso (pâte de soja), de sel et de grain fermenté. Pan, emprunté au portugais, signifie « pain » en taïwanais. C’est dans les monts Bayankala, à l’est du plateau tibétain, que les deux plus longs fleuves de Chine, le Yangzi et le fleuve Jaune, prennent leur source. Considérées comme « le toit du monde », les montagnes de l’Oignon (ou Pamirs), qui tirent leur nom des oignons sauvages qui poussent sur leurs flancs, se situent au sud-ouest du Xinjiang.
1989 traduit par Marie Laureillard
1
Nous sommes tous suspendus
larmes
étoiles
arc-en-ciel
oiseaux
Au-dessus de l'abîme du temps
chante
chante
un jardin de mélancolie dans les airs
2
Nous courons sur un globe terrestre
j'habite l'ancienne Asie
vous habitez la lointaine Europe
quelqu'un retourne la planète
nous perdons pied, tombons ensembledans l'océan de mélancolie
3
L'océan douloureux mais limpide
respire
respire
respire
aime
4Telle une vague remplie de force et de lumière
se lève
se couche
tel un tunnel secret se renouvelant sans cesse
depuis le ravin jusqu'aux étoiles
du rêve jusqu'au rêve
5
Les oiseaux volent dans un jardin pentagonal
la musique afflue à l'intérieur de la maison
l'ouest
l'ests'accordent
se désaccordent
selon quoi.
1990 traduit par Camille Loivier(Neige d'août N°12 : Printemps 2005)
C'est naturellement un livre
un lexique à l'ordre aberrant mais conforme à la véritéimprimé sur des planches en quadrichromie, sur des reconnaissances de dettes
sur des mandats d'arrêt, sur des certificats de mariage
cette page est mon père capturé sur ordre du temps
parce que sa mère était un crabe, toujours dans l'eau ou sur le sableses frères cadets eurent des noms aquatiques
l'époux de sa mère arriva en traîneau du haut d'une montagne, avecla verdeur de la montagne et l'ardeur du feu : il l'opprimait, la battait, la rudoyait
l'obligeait dans ses nuits d'ivresse à laver ses blessures avec ses enfants dans les bras
mais il détestait le feu, le même que son père, de son nom, comme il détestait
la pneumonie et les ulcères
qui de ses jeunes frères jumeaux firent un mort avant l'âge et un infirme
cette page est l'histoire des maladies honteuses de la famille
une grand-tante paternelle stérile, un grand-père maternel parti sans adresse
mon oncle maternel qui ne sut qu'après vingt ans de cohabitation que son père était mon grand-père paternal
ma tante et cousine mariée à mon quatrième oncle, mère de trois débiles mentaux
mon grand-père géniteur prolifique mais éducateur défaillant…
cette page est la liste des caractères difficiles ou au rebut
un oncle noyé, un autre reclus volontaire
une tante séduite et enlevée dans sa jeunesse, nonne et tondue dans sa vieillese
cette page est la liste des transcriptions phonétiques
« du », étudier : mon père qui a fait quelques années d'études
« du », faute professionnelle : puis commis des malversations au travail
« du », jeux d'argent : mon père, joueur invétéré la moitié de sa vie
« du », drogue : consommateur et revendeur de drogue
ils voyagent dans mes bagages
la casse renversée plus d'une fois, les caractères s'alignent à nouveaudeviennent mes frères, deviennent moi-même
les blancs sont les larmes des mères
amour, chagrin, étreintes silencieuses
impatience enflammée des étreintes
retour houleux des étreintes
sur les grèves du temps on lit et relit
le livre de la mer aux pages qui s'effacent à mesure qu'on les tourne
1990 traduit par Martine Valette-Hemery
( Le Ciel en fuite: Anthologie de la nouvelle poésie chinoise )
Chaque jour coule de nos tasses de thé
un fleuve d'ombres
les endroits marqués par l'empreinte de nos lèvres
sont les deux rives
d'un fleuve évanescent
l'arôme du thé emplit la chambre et invite au sommeilpeut-être est-ce le temps que nous buvons
peut-être nous-mêmes
peut-être nos parents tombés au fond des tasses
nous pêchons dans le fond bourbeux des tasses
des paysages de l'an dernier
une montagne couverte de jasmin
pétales pêle-mêle éclos et tombés
nous voyons le fleuve refroidi se remettre à bouillir
dissoudre dans sa chaleur l'obscurité qui tombe peu à peu sur lui
puis, assis devant les tasses qui s'allument comme des lampionsnous buvons notre thé, assis
sur la rive haute comme un rêve
nous attendons que le thé devienne fleuve
attendons que les arbres portent fleurs et fruits
jusqu'au moment de nous réincarner, comme nos parentsen un fruit
en un camélia
et nous retirer dans un fleuve d'ombres
1992 traduit par Martine Valette-Hemery
( Le Ciel en fuite: Anthologie de la nouvelle poésie chinoise )
Mémorial de l’ère Showa 昭和紀念館
En l’an dix de l'ère Showa
six pompiers en grand uniforme, debout ou assis
répartis mécaniquement et symétriquement entre deux
voitures étincelantes au centre de l'objectif
Derrière, un poteau télégraphique en bois et un aréquier
au-delà un mémorial gardé par un fier lion de bronze
Un nuage est passé, pour se poser en dehors de la photo
sur le proche kiosque du parc de la Colline de granit
Il doit y avoir un écriteau, « Corps des pompiers du port de Hualien »
qui remplace « Association de l'ethnie Ami » inscrit à l'origine.
La troisième année Showa ils avaient joyeusement apporté les mortiers et pilons
utilisés par leurs ancêtres, buvant, chantant,
pour inaugurer ce mémorial construit avec leur force et leur argent
mais, comme les bateaux entrant et sortant effacent le sang et la sueur des bâtisseurs
du port répandus sur l'eau, les voitures de pompiers importées du Japon
ont vite lavé le sol du lait des aréquiers
Nul ne sait pourquoi ce bâtiment a été rebaptisé
Mémorial de l'ère Showa, et nul ne le sait, un jour
le lion de bronze a pu devenir morceau des canons
qui tirèrent sur les avions des alliés assaillants
Six pompiers au visage grave, à une radieuse époque de paix
devant le mémorial faisant un temps office
de Monument aux pompiers, chacun à sa place, posent devant l’objectif
en jetant vers nous, vers le futur un regard singulier
Si un incendie se déclarait soudain dans la rue, ils se hâteraient
sans doute de sortir de la photo, déployant la lance d’arrosage dans toute la rue du port
pour un débat volubile avec les flammes
Les voitures de pompiers fabriquées au Japon n'ont pas fixé la langue de l’extinction du feu
Elles parlent japonais, taiwanais
ami, atayal, hakka
mais l'histoire muette ne comprend qu'une voix :
la voix des vainqueurs, des gouvernants, des puissants
Aussi n'a-t-on pas pensé que ce bâtiment pouvait devenir
un quartier général de la Défense parlant chinois
un mémorial arborant le drapeau chinois des héros de l'armée nationale :
héros parce qu'ils ont, comme on éteint un feu, effacé
la voix, les noms, les souvenirs des faibles
le Mémorial de l'ère Showa. J'entends non loin d'ici la sirène
des pompiers, mon élève d'ethnie Ami, un gros chou dans les bras,
arrive de la Colline de granit. Il me dit en chinois mandarin :« Maître, le chou est pour vous. Je vais voir où est l'incendie. »
Note de l’auteur : Au printemps 1992, en éditant Le numéro spécial de photographies-souvenirs de trois cents ans d’ouverture au commerce de Hualien pour le centre culturel de Hualien, j’ai eu l’occasion de retrouver sur des photographies de la période d’occupation japonaise l’ancien visage de ma ville natale. Ces photos d’autrefois m’ont profondément marqué. Sur l’une d’elles on reconnaît le Mémorial de l’ère Showa situé sur la Colline de granit, qui fut édifié en l’an trois de l’ère Showa (1935) grâce à des fonds de l’ethnie Ami. A l’origine il s’agissait de l’Association de l’ethnie Ami commémorant la mise en valeur de Hualien par les Ami, où étaient exposés certains de leurs objets et où ils pouvaient être hébergés, ce durant deux années seulement. Par la suite, il fut transformé en Mémorial de l’ère Showa, servit un temps de Mémorial des pompiers, devint après le du retour de Taiwan à la Chine en 1945 quartier général de la Défense, puis en 1978 Mémorial aux héros de l’armée nationale. J’ai enseigné dans un lycée situé dans les environs.
1993 traduit par Marie Laureillard
*Chen Li est également sensible aux problèmes identitaires, tant des aborigènes que des Chinois taiwanais, en raison de la colonisation japonaise puis de la culture continentale réintroduite en 1949. Ce commentaire d'une photo ancienne date de 1992.
Sur une carte du monde au quarante millionièmenotre île est un bouton jaune mal dégrossi
pendillant sur un uniforme bleu
mon existence est un fil plus ténu qu'une toile d'araignéetransparent, qui par ma fenêtre ouverte sur la mer
relie d'une couture serrée la mer et l'île
au bord des années solitaires, hiatus
du passage de l'an passé à l'an nouveau
les pensées sont un livre-miroir qui fige dans son froidles ondes du temps
feuillette-le et tu verras page après pagele passé indistinct briller par éclairs dans les miroirs
un autre bouton secret
comme un magnétophone dissimulé sur ta poitrineenregistre et émet simultanément
tes souvenirs et ceux de l'humanité :
amour et haine, rêve et réalité
joie et peine, mêlés sur la même piste
ce que tu entends à présent
c'est la voix du monde, des cœurs qui battentle tien, ceux de tous les morts et de tous les vivants
si tu les appelles de toute la force de ton cœur
tous les morts et tous les vivants te parleront
intelligiblement
sur les bords de l'île, à la frontière
du sommeil et du réveil
mon existence, comme une aiguille tenue par ma maintraverse le bouton jaune arrondi et poli
par les mains du peuple de l'île, transperce de toute sa forcele cœur de la terre sous l'uniforme bleu
1993 traduit par Martine Valette-Hemery
( Le Ciel en fuite: Anthologie de la nouvelle poésie chinoise )
Microcosme I
Cent haïkus modernes (sélection)
1Il nettoie sa télécommande
avec les rayons de lune
qui filtrent entre deux immeubles
6
Glissando vif et descendant :
quelqu’un a posé une échelle
à la fenêtre de mon enfance14
Je t’attends, je me languis de toi :
un dé dans le bol vide de la nuit
tente de révéler sa septième face16
Quelqu’un dans le vent d’automne —
je veux dire que quelqu’un dans le vent d’automne a dit
qu’il y avait quelqu’un dans le vent d’automne18
Grand événement en ce morne
jour d’hiver : du cérumen
a coulé sur le bureau
21
Les larmes sont comme des perles, non, les larmes sont comme
des pièces d’argent, non, les larmes sont comme
des boutons détachés à recoudre
26
Dans la tasse je bois le thé que tu m’as versé
dans la tasse je bois la froidure printanière qui s’écoule
entre tes doigts
29
Défilé en l’honneur de la mort :
chaussures de marche chaussures de travail chaussures
de sommeil chaussures de danse…
33
Entre les pages du dictionnaire, un insecte écrasé :
je les feuillette au soleil, il devient
mot nouveau
35
Ce qui unit les cimes isolées
c’est la solitude, ainsi que
les regards des oiseaux noirs ou blancs38
Dans la nuit glacée comme le fer
la percussion de deux corps
qui s’entrechoquent pour produire du feu46
Prisonniers du silence : avec des paroles nous brisons
le mur transparent, contraints
d’emporter sous le bras chaque plage de silence
55
Colle le timbre ici :
Ce que j’aimerais coller, c’est une part de ton gâteau
préféré, ou bien des lèvres
58
En ouvrant la cage de l’affliction :
la vacuité s’en échappe
le vide s’y engouffre
62
« Qui, de l’herbe et de la rouille, court le plus vite ? »
m’a-t-on demandé
après une averse de printemps, près d’une voie ferrée à l’abandon
63
Après avoir sans cesse battu les records du monde
notre lanceur de poids solitaire, d’un seul coup
lance au loin sa propre tête
66
La blancheur d’une peau transforme un grain de beauté
en une île : je songe
à la mer immense miroitante sous tes habits
73
Dans un train express je feuillette
« A la recherche du temps perdu » : à la fenêtre
une vaste étendue de mer muette
76
Des sandales au fil des saisons : vois-tu
les vers libres que tracent mes deux pieds en marchant
sur le tableau noir, la poussière ?
78
Ils aplatissent les rêves
comme une carte de crédit : en attendant l’inextricable
nuit, allons retirer de l’argent escortés de fourmis
86
Je suis un homme
je suis, dans le sombre univers
un briquet jetable
87
Une grenade, sous la pluie
mouillée, verte
semble avoir son mot à dire
90
L’amour ardent a causé de joyeuses meurtrissures :
j’ai transpiré cinq briques de jus de pamplemousse
tu as vingt-et-un cheveux cassés
91
J’aime le cabas que tu as laissé :
j’y glisse un nouveau haïku, un gâteau au citron
un paysage de montagne après la pluie
97
Histoire de mariage : une armoire de solitude plus
une armoire de solitude égalent
une armoire de solitude
1993 traduit par Marie Laureillard
Lorsque le dieu bien-aimé, par une mort subite
sonde notre fidélité au monde
assis sur une balançoire formée par la jonction de l'été et de l'automne
nous tentons de nous élancer au-delà du mur penché de l'expérience
pour emprunter une épingle au vent qui arrive de front
mais si soudain nos mains étroitement serrées
se relâchent dans le crépuscule
force nous est d'étreindre le corps de la plaine dans sa course
pour proclamer à voix haute au lointain infini
nos couleurs, nos odeurs, nos formes
tels un arbre dont la signature est une existence abstraite
nous nous dépouillons de nos vêtements feuille après feuille
nous dépouillons de notre surpoids de joies, de désirs, de penséespour devenir un cerf-volant tout simple
épinglé sur la poitrine de l'être aimé
une simple mais belle broche-insecte
virevolte dans les rêves de l'obscurité
grimpe dans le souvenir vidé des larmes et des confidencesjusqu'à ce qu'une fois encore nous découvrions que la lumière de l'amour
et la lumière de la solitude sont tout aussi ténues et que les jours si longs
ne sont que les frères jumeaux des si longues nuits
alors c'est de meilleur gré que nous restons assis sur la balançoire
formée des extrémités entrelacées de l'été et de l'automne, de meilleur gré
que nous réparons le mur effondré des sentiments
lorsque le dieu bien-aimé, par une mort subite
sonde notre fidélité au monde
1993 traduit par Martine Valette-Hemery( Le Ciel en fuite: Anthologie de la nouvelle poésie chinoise )
1995 (Missives : Numéro Spécial 2003)
Note de la traductrice :
Le caractère 兵 (bing) signifie « soldat », tandis que les caractères 乒 (ping) et 乓 (pang),
qui peuvent rappeler l’aspect de soldats unijambistes, sont deux onomatopées évoquant
un bruit de collision ou de coups de feu. Le caractère 丘 (qiu) signifie « colline » ou
« tumulus », à l’image d’une tombe.
Je lis sur une chaise
J'écris sur un bureau
Je dors sur le plancher
Je rêve à côté de l'armoire
Je bois de l'eau au printemps
(La tasse est dans le placard de la cuisine)
Je bois de l'eau en été
(La tasse est dans le placard de la cuisine)
Je bois de l'eau en automne
(La tasse est dans le placard de la cuisine)
Je bois de l'eau en hiver
(La tasse est dans le placard de la cuisine)
Je lis fenêtre ouverte
J'écris lampe allumée
Je dors rideaux tirés
Je m’éveille dans la chambre
Dans la chambre sont les chaises
et les rêves de chaises
Dans la chambre sont le bureau
et les rêves du bureau
Dans la chambre sont le plancher
et les rêves du plancher
Dans la chambre sont l'armoire
et les rêves de l'armoire
Dans les chansons que j'ai entendues
Dans les mots que j'ai proférés
Dans l'eau que j'ai bue
Dans le silence que j’ai laissé
1995 traduit par Marie Laureillard
Voilà que tombé en l’air, je prolonge vos éclats de rire,
oui, vos éclats de rire. Si une balle devait être lancée plus haut que le toit
à travers le filet invisible et tremblant,
pourrait-elle vous plonger dans une soudaine langueur?
Une balle semblable à la terre, qui répandrait sur vos visages les îles et les lacs
libérés (comme une brouette aux vis desserrées)
Ces contusions noires et violettes viennent du choc des montagnes
des montagnes métaphysiques plus dures que des roues de fer
fardeau, angoisse, métaphysiques, esthétique métaphysique…
Mais la soi-disant esthétique, pour moi qui tremble dans les airs
n’est-elle pas éternuements, démangeaison maîtrisés, gardant toujours
la tête haute
En même temps, de tous les continents et sous-continents se succèdent
les farces qui courent sur ton corps comme des rivières,
des farces pas vraiment drôles : humour noir, terreur blanche,
sang rouge. Rouge, parce qu’une fois tu as rougi le cœur battant
devant ta bien-aimée (bien sûr tu ne peux oublier le sang rouge
de la jalousie, de la colère,
de la haine amoureuse), mais tu n’es qu’un funambule
qui déambule sur la terre, insatisfait de n’être qu’un funambule
qui déambule sur la terre
Voilà que j’aborde de nouveau les sujets du cirque
après son départ : le temps, l’amour, la mort, la solitude, la foi,
le rêve. Ouvriras-tu le colis devant une maison emplie
d’un public muet ? Instant de solennité après l’hilarité générale
Tu ne fais qu’extraire, essuyer, réajuster les entrailles de la terre
pièces détachées qui font se mouvoir le monde, bondir le soleil,
atteindre l’orgasme aux mâles et femelles...
On ne sait même pas pourquoi tu restes là,
tu restes là (éternuements, démangeaisons maîtrisés)
papillon sans ailes qui exécutes une culbute
Alors tu trembles dans les airs. Prudemment
tu crées un jardin de facéties sur la corde
parcourant prudemment la terre
portant une vie flottante
au bout d’une perche en bambou inclinée
au bout d’un crayon imaginaire
1995 traduit par Marie Laureillard
Voyage éclair dans une machine à grande vitesse
Ayant
traversé
le crissement
des cigales
de
l'été
nous
venons
de
rencontrer
la
mer
la
vague
du
liquidambar
neige
nuit
noire
1997 traduit par Camille Loivier(Neige d'août N°12 : Printemps 2005)
— d’après César Vallejo
“Là-bas, nous avons dormi ensemble tant de nuits dans ce lieu”
Là-bas
depuis une telle hauteur nous nous retournons vers la terre
ton souffle surplombe le mien
nous
marchons contre le vent, avec les étoiles
qui font l’école buissonnière
avons dormi ensemble
aux longues et sombres époques préhistorique et antique et nous sommes soudain réveillés
à la lumière de la modernité
tant de
toisons dorées moites et brillantes, et, appelé par les lèvres de toute la Voie Lactée,
ton nom
nuits
médailles, mots
estampés, imprimés
dans ce
(oui, ce) gigantesque entrepôt avec le temps pour pilier, où secrètement s'amoncèlent
tonnerre, éclairs, nuages et pluie
lieu1998 traduit par Marie Laureillard
Note de la traductrice : Le premier vers de chaque strophe de ce poème s’inspire du début d’un poème de Trilce du poète péruvien César Vallejo (1892-1938) — “Là-bas, nous avons dormi tant de nuits ensemble dans ce lieu.”.
La nappe du petit déjeuner d’un entomologiste solitaire
2000 (Missives : Numéro Spécial 2003)
Elle est venue à moi
tel un papillon. Sans hésiter
elle s’est assise sur la première chaise devant le pupitre
une barrette de couleur
dans les cheveux, papillon sur papillon
Depuis vingt ans, dans ce lycée
en bord de mer, combien de papillons
ai-je vus, êtres humains ou lépidoptères,
empreints de jeunesse, de rêves
virevolter dans ma salle de classe?
Oh ! Lolita
Un jour d’automne avant midi, le soleil
si chaud, une piéride d’un jaune étincelant
entrée par la fenêtre a tournoyé autour
d’elle, âgée de treize ans, penchée sur son devoir,
et du professeur distrait
Soudain elle s’est levée, pour échapper à cette
chatoyante, vibrante image
diaprée, papillon terrifié par
d’autres papillons: elle affolée,
moi troublé par sa beauté2001 traduit par Marie Laureillard
J’ai déposé un bout de ma langue dans sa boîte à crayons. Ainsi, sitôt qu’elle l’ouvre pour écrire une lettre à quelque nouvel amant, elle perçoit mes marmonnements, comme une ligne de mots griffonnés entre les virgules, dans le crissement de son crayon fraîchement taillé. Sans reconnaître ma voix elle s’immobilise. Elle croit que, muet depuis notre dernière rencontre, j’ai toujours gardé le silence. Elle écrit une nouvelle ligne, jugeant que le mot « amour » (愛), composé de si nombreux traits, a été négligemment tracé. Elle saisit ma langue au passage, la prenant pour une gomme. Energiquement frottée sur le papier, il en tombe une énorme goutte de sang qui vient masquer le mot« amour ».
2002 traduit par Marie Laureillard
— d’après une danse de Jiří Kyliánl
Sous la couverture venteuse, chaque jour
petites morts
Sous la couverture onduleuse, toi et moi
agitons l’épée du néant
Une épée transperce le corps
pour te tuer, me tuer
Une épée transperce le corps
pour tuer le temps, tuer le temps à mort
Quand la pointe de l’épée se lève, petites
extases de la couverture
Quand l’épée brillante nous effleure, petits
cris et sanglots
Petites morts, pour nous accoutumer
à l’humilité, la trivialité de la vie
Petites conquêtes et redditions
sur la plaine du temps sans alliés ni ennemis
Tueurs et trafiquants l’un pour l’autre
Assassins et pèlerins l’un pour l’autre
Interminable déroulement de la vie, nonchalant
Déroulement de la mort : nonchalant
Avec pour horloge la garde d’une épée à l’envers, chaque jour
petits frissons, petites morts2002 traduit par Marie Laureillard
Je dors sans me savoir endormie
Je vis sans savoir que la vie est un rêve
Je parcours la terre les yeux fermés sans savoir
que je marche sur une coquille d’œuf
de toutes parts les précipices glissants du rêve
me séduisent jusqu’à me réduire en miettes
Je m’approche du chevet de mon amant,
mets du dentifrice sur une brosse à dents pour lustrer ses chaussures
préparant notre voyage d’alliance
il dort sans savoir comme notre longue nuit est pleine de rêves
Je m’approche de la fenêtre de ma rivale
tire le rideau, tranche la gorge de
son coq, tords le ressort de son réveil
en lui souhaitant sommeil éternel et nuit infinie
Je vis sans vouloir vivre en paix
Je dors sans vouloir m’assoupir2007 traduit par Marie Laureillard
Lenteur des montagnes
lenteur du vent
lenteur des nuages et de la gymnastique
le pivert tape lentement à la machine
le pain tombe doucement de l’arbre à pain
de l’océan jaillit rapide du papier de soie
lenteur du train
lenteur du journal
le cambrioleur de banque sort lentement son revolver
l’alternance des partis est si lente
le grand magasin ouvre lentement
la nouvelle que tante A-ching se baigne fenêtre ouverte se répand vite
lenteur de l’après-midi
lenteur de la lumière
le philosophe savoure lentement le caillé de soja
la connexion neigeuse est lente
la date de péremption du rêve approche lentement
le bonheur est classé et aussitôt recyclé2008 traduit par Marie Laureillard
2009 traduit par Marie Laureillard
Note de la traductrice:
le caractère chinois 白 (bai) signifie « blanc »,
le caractère chinois 日 (ri) signifie « jour ».
Né en 1954 à Hualien, petite ville de la côte Est de Taiwan, Chen Li est l’auteur d’une œuvre poétique qui s’étend sur plus de quarante ans et comprend une quinzaine de recueils. La poésie taiwanaise a connu une évolution radicale depuis les années 1950 où les poètes, tenants du vers libre, adeptes d’un discours à la fois anticommuniste et nostalgique du continent, dissociaient la poésie de la culture populaire. Depuis les années 1980, ils manifestent une conscience sociale grandissante et s’interrogent sur la fonction et la place de la poésie, qu’ils sortent de ses frontières et mêlent à la chanson ou mettent en valeur par les multimédias. Chen Li illustre pleinement ces nouvelles tendances, n’hésitant pas à tirer des vidéos de ses poésies ou à les mettre en musique. Toujours en quête de styles nouveaux, il alterne les registres, expérimente tous les genres : poésie d’histoire, poésie engagée, poésie érotique, écriture intimiste ou ludique, lyrique ou prosaïque. Selon le mot du poète Yu Guangzhong, Chen Li « excelle à appliquer l’esthétique poétique occidentale à des thématiques liées à Taiwan. Il puise son inspiration non seulement dans la littérature anglo-américaine, mais également dans la littérature latino-américaine, qui l’aide à façonner un style d’écriture original, combinant violence et délicatesse, audace et tendresse. »
Il rend en effet inlassablement hommage à sa ville natale de Hua-lien aux « Vagues Tourbillonnantes », cette « ville alanguie » qu’illuminent ses souvenirs d’enfance, située aux « confins de l’île », comme l’indique le titre d’un de ses poèmes. Il explore les différents visages de Taiwan en puisant aussi bien dans le quotidien que dans le passé aborigène, portugais, hollandais, chinois ou japonais de cette île du Pacifique à la culture multiple et métissée. Opposé à l’ethnocentrisme chinois, il envisage sous un angle positif la position marginale de son pays par rapport au continent, celle de sa ville natale de Hualien sur l’île, celle des aborigènes vis-à-vis de la culture dominante, mettant en avant l’identité culturelle composite de Taiwan. Le poème Ciboule, à l’écriture sobre dépouillée de toute ornementation, reflète ainsi ces influences multiples qui se sont succédé au cours de l’histoire ainsi que la diversité linguistique qui en découle : le taiwanais, le hakka, le mandarin et le « mandarin de Taiwan » cohabitent à côté de nombreux termes japonais demeurés en usage à Taiwan depuis la période de gouvernance japonaise (1895-1945). D’autres poèmes sont émaillés de termes issus des langues aborigènes (18 caresses).
En poète historien, Chen Li se remémore le temps où Chiang Kai-shek ne songeait qu’à contre-attaquer le continent chinois dans son vain rêve de reconquête (Ciboule). Il s’engage ouvertement contre la dictature passée dans Autocratie - « un seul verbe transitif : réprimer » - et dans Février, en référence aux tristes événements du 28 février 1947, lorsque une terrible répression s’abattit sur la population locale au lendemain de l’arrivée des nationalistes dans l’île, alors perçus comme de nouveaux colonisateurs : « rébellion contre un gouvernement étranger ».
Dans Formose 1661, le lecteur est entraîné dans un passé plus lointain, le XVIIe siècle, époque où l’île était gouvernée par les Hollandais, peu avant d’être prise en 1662 par Zheng Chen-kong, général légitimiste de la dynastie des Ming. Santiago, 1626 nous rappelle comment les soldats espagnols furent conquis par la beauté de l’île. Le long et ambitieux poème Les gorges de Taroko, 1989 suggère à travers l’évocation d’un site naturel emblématique proche de Hualien la complexité du destin de Taiwan. Les mots font écho aux déchirures de l’histoire, révélant l’influence de Pablo Neruda (1904-1973), dont Chen Li a traduit plusieurs ouvrages en chinois. La langue puissante du poète chilien, le rôle qu’il se donne de porte-parole des souffrants, sa propension à associer des termes antithétiques pour exprimer sa profonde foi en l’homme et en sa capacité à se relever l’ont profondément marqué. La longue énumération de noms propres cités dans Les gorges de Taroko, 1989 retient la technique de catalogage propre à Neruda : quarante-huit noms de lieux dans la langue de l’une des ethnies aborigènes de l’île, les Atayals, sont égrenés. Dans cette histoire insulaire en vers sont ménagés certains effets de surprise. Ainsi, si l’on pourrait penser de prime abord lire la description d’un paysage chinois traditionnel aux monts escarpés noyés de brume, cette impression est bientôt démentie. Les chefs-d’œuvre picturaux de la dynastie des Song apportés lors de l’exode des nationalistes à Taiwan ne suffisent pas à effacer le passé insulaire : « vous n’êtes pas un paysage de Chine lointain et nébuleux » ; « vous n’êtes ni paysage antique, ni peinture chinoise ». Ce poème lyrique s’achève par un message de sagesse à travers l’évocation de chants bouddhiques dans un temple du sommet de la montagne : dans le cœur humain, aussi vaste que le paysage des gorges de Taroko, toutes les peines, toutes les amertumes, toutes les frustrations doivent être apaisées et transcendées.
S’il est attaché à ce pays peuplé de faisans noirs à longue queue et de serpents aux cent pas, cet esprit curieux se veut également réceptif aux sons du monde : « A présent, ce que tu entends / c’est la voix du monde / ce sont des battements de cœurs / le tien, ceux de tous les morts / et de tous les vivants » (Les confins de l’île). Peu enclin à voyager, Chen Li voit dans la poésie le meilleur moyen de communiquer avec tous les peuples, à qui il déclare envoyer des cartes postales sous forme de poèmes. Ainsi s’adresse-t-il à l’un de ses compositeurs de prédilection, Olivier Messiaen : « J’habite l’ancienne Asie / et toi la lointaine Europe / quelqu’un retourne la planète / nous perdons pied, chavirons ensemble / dans un océan de mélancolie » (Cartes postales pour Messiaen).
Demeurant aux « confins de l’île », le poète est ainsi ouvert à toutes les influences, à toutes les découvertes. Innombrables sont les jeux intertextuels et les hommages, comme ceux adressés à Baudelaire : « Ah ! déesse du mal, reine du matin » (Bleu matinal) ; « certains choisissent de vivre à l’ombre des métaphores ou des forêts de symboles » (Au coin de nos vies) ; « je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses » (citation, La ballade du poisson de bois). Il lance des clins d’œil à Shakespeare (Quatre divagations) comme à l’écrivain chinois Pu Songling (1640-1715) auteur de contes merveilleux (Pianpian, la sylphide), au poète anglais romantique John Keats (1795-1821) (Leçon de traduction) ou au poète péruvien César Vallejo à l’univers chaotique et angoissant (1892-1938) (Exercices de haut vol). Traducteur de Philip Larkin, Ted Hughes, Sylvia Plath, Seamus Heaney, Pablo Neruda, Octavio Paz, Tomas Tranströmer, Wislawa Szymborska et Yosano Akiko, Chen Li voit dans l’écriture littéraire une sorte de traduction au second degré, plus indirecte, moins immédiate, désacralisant ainsi l’acte d’écriture conformément à l’esthétique post-moderniste qu’il revendique : « J’ai le sentiment qu’écrire est une autre forme de traduction : pendant que j’écris, j’intègre et je fonds dans mon œuvre mes expériences de lecture, de traduction, de contact avec les autres langages (anglais, japonais, etc. ; musique, peinture, etc.) plus ou moins consciemment. », déclare-t-il. Si son écriture est nourrie de sa connaissance des poésies étrangères et de sa propre pratique de la traduction, elle se réfère à la tradition chinoise comme à une source d’inspiration parmi d’autres : Chen Li dit apprécier la lecture du Livre des Odes (Shijing), de la poésie yuefu, de Li Bai (701-762), Du Fu (712-770) , Li He (791-817), Li Shangyin (813?-858), ou encore Huang Tingjian (1045-1105).
Ses goûts éclectiques l’ouvrent à d’autres domaines qu’à la littérature. Épris d’art et de musique, il tire son inspiration tantôt de peintres - Balthus, Miro, Buffet, Li Keran, Monet -, tantôt de compositeurs - Messiaen, Schubert, Debussy, Mahler. Les termes qu’il emploie témoignent de sa familiarité avec la musique occidentale (aria, adagio, glissando) et chinoise (le poisson de bois). Ces musiques ou peintures qu’il affectionne, il les traduit en poèmes, adepte d’une conception élargie de la traduction et considérant l’écriture poétique comme non figée, toujours transformable, malléable, susceptible de donner lieu à une infinité de créations nouvelles.
Un funambule préoccupé par des sujets aussi graves que « le temps, l’amour, la mort, la solitude, la foi, le rêve », « parcourant prudemment la terre / portant une vie flottante / au bout d’une perche en bambou inclinée / au bout d’un crayon imaginaire », tel nous apparaît le poète Chen Li, qui tremble dans les airs et réinvente les lois de la physique en s’efforçant de trouver son équilibre sur la corde de l’art, entre rêve et réalité, entre rire et larmes : « voilà que tombé en l’air je prolonge vos éclats de rire » (Le funambule). Pour lui, la vie, comme la poésie, relèvent de l’art du cirque, de la magie, dans un monde enchanté en perpétuelle transformation, où tout est possible. Car la poésie de Chen Li, c’est aussi une voix singulière qui chante les jardins, les arbres, les papillons, les oiseaux, ou encore la femme aimée. C’est une voix qui rejette la logique ordinaire et qui crée un monde insolite né des métamorphoses du quotidien.
Cette ambivalence, cet humour teinté d’amertume propres au clown ou au funambule imprègnent toute son écriture. Pour Chen Li, « un poème, comme un foyer, est un doux fardeau / abritant amour, désir, peine et chagrin, contenant le meilleur et le pire » (Au coin de nos vies). Une angoisse face à l’inexorable fuite du temps sourd par moments à travers les mots : « Le chien du temps vient nous mordre / il déchire nos manches, ne laisse que deux ou trois / lambeaux d’oubli » s’écrie-t-il face à un tableau de Miro (Le chien qui aboie à la lune). « Nous sommes tous suspendus / au-dessus des abysses du temps », nous souffle-t-il (Cartes postales pour Messiaen). Une rivière coule dans une tasse de thé où se dessinent les ombres du temps. La vie va et vient, aussi fugace qu’une fleur de jasmin ou de camélia à peine éclose déjà emportée par les flots (Fleuve d’ombres). Elle est emprisonnement spatio-temporel : « Allez les gars, venez prendre / une photo de l’existence / une prison » s’exclame-t-il dans un haïku au ton narquois. La vie n’est-elle pas aussi mince et fragile qu’une feuille de papier ? « Notre vie est notre seule feuille de papier / jonchée de givre et de poussière, de soupirs et d’ombre » (En écoutant « Le voyage d’hiver » par une nuit de printemps). La vie n’est que fugitif passage sur terre : « je songe au secret de l’humble séjour ici-bas » (Les gorges de Taroko, 1989) ; « je vis sans savoir que la vie est un rêve » (Chant d’une somnambule). Ce bref séjour est parsemé de « petites morts », comme le suggère un poème éponyme inspiré d’une danse de Jiří Kylián, avant l’entrée dans le « jardin sans musique » du sommeil éternel, où « l’éléphant gris passe devant toi d’un pas lourd » comme lors d’une procession funèbre (Berceuse animalière). La mort serait-elle solution ultime à la souffrance humaine ?
A ces sombres pensées, Chen Li oppose la magie de la poésie. Il se prend à rêver d’arrêter le temps : « Laisse le temps se figer comme les taches du léopard » (Berceuse animalière). Pour lui, la vie et la création poétique sont choses bien trop graves pour être prises au sérieux. Il imagine une sorte de machine ludique qui pourrait remettre en contact les citadins désabusés avec une nature trop lointaine en leur distribuant à volonté nuages, insectes, oiseaux... (Distributeur automatique pour nihilistes nostalgiques). Adepte des jeux et des pastiches dans une veine post-moderniste, il explore sans relâche les ressources du langage, ne se limitant jamais à un style unique. Certains poèmes lapidaires dispersent les mots sur la blancheur de la page (Impression marine). D’autres retrouvent la puissance primitive et sacrée de l’incantation (Les gorges de Taroko, 1989). Le poète se réclame parfois d’une écriture à contraintes en s’imposant des règles strictes. Vouant un culte aux maîtres du haïku que sont Issa et Bashō, il s’est ainsi essayé à ce genre littéraire. La version modernisée qu’il en propose est un exercice de style inspiré des réalités quotidiennes, qui se muent sous sa plume en « microcosmes » pleins de fantaisie : « Il nettoie sa télécommande / avec des rayons de lune / qui filtrent entre deux maisons ». Certains de ses haïkus recourent à des jeux de mots à réinventer lors de la traduction. Un haïku constitué de dix-sept homonymes prononcés « hsi » a ainsi été traduit en s’autorisant un petit écart sémantique assorti du procédé de la paronomase : « Sur la rive les jeunes filles à la file / Mille fois le fil de soie filent et refilent / Au fil de l’eau se faufilent vers l’île » (Microcosme II).
Rêvant de transcender les frontières linguistiques, Chen Li pratique également la poésie concrète en réinvestissant les caractères chinois d’une signification nouvelle. Ainsi, La symphonie belliqueuse repose sur la métamorphose d’un caractère progressivement privé de ses traits constitutifs, allégorie de la mutilation et de la mort et vibrant réquisitoire contre la guerre. Blanc procède de la simplification d’un caractère, « blanc », qui se transforme en caractère « soleil » puis en points pour finir par se dissoudre dans le blanc de la page : ce glissement suggère-t-il fugacité de la vie et de la lumière ou bien rappelle-t-il tout simplement la matérialité de la page où s’écrit le poème ?
La neige où s’enfoncent les pas peut elle aussi devenir métaphore de la page blanche qui se couvre d’écriture : « laissant là où la neige mollit une ligne griffonnée à la hâte » (Des pas dans la neige). Le poète, parfois, se met lui-même en scène : « Avec deux livres pour oreiller, couché à terre / dans la touffeur de la nuit, cherchant le mot juste, jambes / fléchies, genoux tremblants, je suis le premier haïku de l’été » (Microcosme II).
Il nous suggère que la poésie est partout à portée de main : « l’arbre muet est poésie / tout comme la fleur volubile » (Adagio). Si on la compare parfois au mystérieux langage des oiseaux, elle ressemblerait plutôt à ses yeux au langage des poissons qu’entendait saint Antoine de Padoue. Ce dernier, qui voyait en la nature un musée foisonnant d’énigmes, de mystères et de symboles, subjugua les poissons, qui se pressèrent pour entendre son prêche, lequel allait plus tard inspirer un Lied à Mahler (Saint Antoine prêchant aux poissons). Ainsi, à n’en pas douter, notre poète funambule au rire tantôt léger, tantôt grinçant, croit-il profondément au pouvoir magique et indicible de la poésie, ce « chœur de sirènes aux brillantes écailles d’argent » (La ballade du poisson de bois).
* Marie Laureillard,中文名羅瑪麗或羅蕾雅,漢學家,翻譯家。任教於法國里昂第二大學,
研究領域為中國和台灣近當代詩歌、美學、藝術史和符號學。對中文寫作與圖像的關係特別感興趣。
陳黎:詩的走索者
/Marie Laureillard
陳黎於1954年出生於台灣東海岸小城花蓮,創作生涯跨四十餘年,出版了約十五部詩集。自1950年代以來,台灣詩壇經歷了根本性的演變,當時的詩人提倡自由詩,立場反共但又帶著對中國大陸的鄉愁,將詩歌與流行文化區隔開來。自1980年代起,詩人們開始展現日益增長的社會意識,並思考詩歌的功能和位置,讓詩歌超越既有界限,與歌曲結合或透過多媒體形式呈現。陳黎充分體現了這些新趨勢,毫不猶豫地尋求機會讓詩作 與影像結合或被譜成歌樂。他不斷追求新的風格,遊走於不同的表現手法,嘗試各種詩歌類型:歷史詩、政治詩、情色詩、抒情詩、散文詩,以及帶有遊戲性質的詩歌。正如詩人余光中所言,陳黎「頗擅用西方的詩藝來處理台灣的主題,不但乞援於英美,更能取法於拉丁美洲,以成就他今日『粗中有細、獷而兼柔』的獨特風格」。
陳黎不斷向舊稱「洄瀾」(波瀾迴旋)的他的家鄉花蓮致敬——這座位於「島嶼邊緣」(如他一首詩的標題所示),被他童年的記憶照亮的「慢城」。他探索台灣的多重面貌,自 日常生活以及這個太平洋海島多元混合文化中的原住民、葡萄牙、荷蘭、中國或日本等元素汲取靈感。他反對中國族群中心主義,以積極 的角度看待台灣相對於大陸的邊緣位置、他家鄉花蓮在島上的邊緣位置,以及原住民文化相對於主流文化的邊緣位置,凸顯台灣元雜揉的文化認同。詩作〈蔥〉以簡潔、樸素的筆觸,反映出歷史長河中接連而至的多元影響,以及由此產生的語言多樣性:台語(閩南語)、客家話、國語、「台灣國語」,它們與從日據時期(1895-1945)以來在台灣使用的日語詞彙並存。其他詩作中則穿插了台灣原住民的語彙(如〈十八摸〉)。
作為一名以詩書寫歷史的詩人,陳黎回顧了蔣中正(蔣介石)一味做著「反攻大陸」虛幻之夢的那個戒嚴時代(〈蔥〉)。他在〈獨裁〉中公開反對過往的獨裁統治——「唯一的及物動詞:鎮壓」,並在〈二月〉中提及 1947 年 2 月 28 日發生的「二二八」悲劇事件,當時國民黨抵台後對台灣居民進行了殘酷鎮壓,被視為新的殖民者:「在祖國的懷抱裡被祖國強暴」。
在〈福爾摩莎.一六六一〉一詩中,讀者被帶回更久遠的十七世紀荷蘭人據台的時期,直至 1662 年台灣被明朝將領鄭成功收復。〈聖地牙哥.一六二六〉一詩讓我們想起西班牙士兵如何被這座島嶼的美麗所征服。而雄心勃勃的長詩〈太魯閣.一九八九〉則透過描繪花蓮附近的標誌性自然景點「太魯閣峽谷」 國家公園區,呈現出台灣命運的複雜性。文字中迴盪著歷史的創傷,顯示了聶魯達(Pablo Neruda,1904-1973)的影響,陳黎曾將他的多部詩作譯成中文。這位智利詩人強而有力的語言、為受苦者代言的角色,以及結合對立的詞彙以表達對人類的深厚信念與自我重建的能力,都深深地影響了陳黎。〈太魯閣.一九八九〉中師法聶魯達「大量表列」的技巧,並置了一長串專有名詞,將太魯閣公園區裡四十八個泰雅族語地名一一列出。這篇以詩寫成的島嶼史創造了某些令人驚奇的效果。乍看,你以為正在閱讀一幅中國山水畫,畫中陡峭的山峰被雲霧籠罩,但這種印象很快就會被推翻。陳黎打破了傳統中國山水,強調台灣自身的歷史和文化,國民黨軍隊逃亡台灣時帶來的宋代山水畫傑作不足以遮蔽、抹去這座島嶼的歷史:「(你)不是迢遙朦朧的中國山水」、「你不是山水,不是山水畫裡的山水」。這首抒情/敘事詩以巖頂禪寺梵唱傳出的智慧之音結尾:當人心壯闊如太魯閣的山水時,人間的愛恨、悲喜、成敗、苦樂都能一一被沈澱、包容或拂平。
雖然他深愛這片住著黑長尾雉和百步蛇的土地,但陳黎好奇的靈魂也想要聆聽世界的聲音:「現在,你聽到的是/世界的聲音/你自己的和所有死者、生者/心跳……」(〈島嶼邊緣〉)。陳黎不太喜歡旅行,他喜歡「神遊」,認為詩歌是與所有人交流的最好方式,宣稱詩是他寄送給他們的明信片。他如是向他最鍾愛的作曲家之一梅湘(Olivier Messiaen,1908-1992)致意:「我在古老的亞細亞/你在遙遠的歐羅巴/有人轉動地球/我們失足,一起掉入/憂鬱的大海」(〈給梅湘的明信片〉)。
住在「島嶼邊緣」的陳黎,如是對各種影響與發現都持開放的態度。無數互文遊戲與致敬之作蜂湧而出,譬如向波特萊爾(Charles Baudelaire,1821-1867)致敬的「啊,邪惡的女神,晨間的主」(〈晨間藍〉),「有的選擇活在暗喻的陰影或象徵的樹林裡」(〈在我們生活的角落〉),「我知道怎樣追敘歡樂的時辰」(〈木魚書〉)。他向莎士比亞(William Shakespeare,1564-1616)致意(〈狂言四首〉),也同樣向蒲松齡(1640-1715)這位中國奇幻故事大家(〈翩翩〉),向英國浪漫主義詩人濟慈(John Keats,1795-1821)(〈翻譯課〉),或者棲於其混亂而苦惱宇宙中的秘魯詩人巴列霍(César Vallejo,1892-1938)(〈滑翔練習〉)。作為拉金(Philip Larkin,1922-1985)、休斯(Ted Hughes,1930-1998)、普拉絲(Sylvia Plath,1932-1963)、希尼(Seamus Heaney,1939-2013)、聶魯達、帕斯(Octavio Paz,1914-1998)、特朗斯特羅默(Tomas Tranströmer,1931-2015)、辛波絲卡(Wisława Szymborska,1923-2012)和與謝野晶子(Yosano Akiko,1878-1942)的譯者,陳黎將文學創寫作視為二度翻譯,其方式較間接、而非直接呈現,從而使寫作此一行為「去神聖化」,如是符合他所擁護的後現代美學:「我有時覺得創作也是一種翻譯:寫作時,你自覺或不自覺地把你閱讀、翻譯、碰觸其他種語言(英文、日文……或者音樂、繪畫……)的經驗,融入或翻轉進你的作品。」他如是宣稱。雖然他的寫作受到他閱讀、翻譯外國詩歌的滋養,他也從中國傳統汲取靈感:《詩經》、樂府詩、李白(701-762)、杜甫(712-770)、李賀(791-817)、李商隱(813?-858),黃庭堅(1045-1105)……這些都是他喜歡讀的東西。
他廣泛的興趣使他除了涉足文學領域外,還熱愛藝術和音樂,寫作的靈感時而來自畫家——巴爾蒂斯(Balthus,1908-2001)、米羅(Joan Miró,1893-1983)、畢費(Bernard Buffet,1928-1999)、李可染、莫內(Claude Monet,1840-1926),時而來自作曲家——梅湘、舒伯特(Franz Schubert,1797-1828)、德布西(Claude Debussy,1862-1918)、馬勒(Gustav Mahler,1860-1911)。他運用的術語顯示他對西方音樂(如「詠嘆調」、「慢板」、「滑奏」)與中國音樂(如「木魚」)的熟稔。他將他所鍾情的音樂與繪畫轉譯為詩篇,視創作為一種廣義的翻譯。他認為詩歌創作乃非定形、永遠可變、可塑性強, 能夠迸生出無限的新創作。
一個關注著「時間,愛情,死亡,孤獨,信仰/夢」等嚴肅主題的走索者,「戰戰兢兢地走過地球,撐起/浮生/以一支傾斜的竹竿/以一支虛構的筆」,這就是我們眼中的陳黎。他在空中顫抖,在藝術的繩索上努力尋求平衡,在夢與現實之間,在笑與淚之間,重構物理定律:「如今我接續的是,掉在空中,你們的笑聲……」(〈走索者〉)。對他而言,生活——跟詩一樣——是一種馬戲,一種魔術,在一個不斷變化、一切皆有可能的魔幻世界中。
這種矛盾,這種帶有苦澀的幽默感的小丑或走索者般的風格,貫穿於陳黎所有的作品中。對陳黎來說,「一首詩,如一個家,是甜蜜的負擔/收留愛慾苦愁,包容肖與不肖」(〈在我們生活的角落〉)。面對時間不可避免的流逝,焦慮時而從字裡行間透露出——「時間讓它的狗咬我們/它咬斷我們的袖子,留下兩三片/遺忘的破布」,他對著米羅的一幅畫如此驚呼(〈吠月之犬〉);他向我們喃喃低語:「我們都是懸掛著的……/在時間的深淵之上」(〈給梅湘的明信片〉);一條河流在茶杯中流動,杯中閃爍著時間的陰影,生命來來去去,如同一朵剛綻放的茉莉花或山茶花,轉瞬即被水流帶走(〈 陰影的河流〉)。生命彷彿是一種時空的囚禁:「人啊,來一張/存在的寫真:/囚」〈小宇宙 II〉,他在一首極具嘲諷意味的俳句中如此喊道 ;生命難道不是脆弱如一張薄紙嗎?「我們的生命是僅有的一張薄紙,/寫滿白霜與塵土,嘆息與陰影」(〈春夜聽《冬之旅》〉)。我們只是塵世間短暫的過客:「(我)思索這卑微地上/居留的秘密」(〈太魯閣.一九八九〉) 、「我活著,但我不知人生如夢」(〈夢遊女之歌〉)。這短暫的人間居留遍綴著「小死亡」——如同陳黎一首受捷克編舞家季里安(Jiri Kylian,1947-)舞蹈啟發的同名詩所暗示——直到進入永恆睡眠的「沒有音樂的花園」,那裡「灰濛濛的/大象沉重沉重地走過你的身邊」(〈動物搖籃曲〉),像在一列葬禮隊伍中。死亡真會是人類痛苦最終的解脫嗎?
陳黎以詩歌的魔力抗衡這些陰暗的思緒。他夢想著讓時間止:「讓時間固定如花豹的斑點」(〈動物搖籃曲〉)。對他來說,生活或詩歌創作都是太嚴肅、沉重之事,宜 稍輕鬆待之。。他想出一種好玩的機器,可以隨意供給心灰意冷的都市人浮雲、蟲鳴、鳥叫……,讓他們重新與遙遠的自然聯繫起來(〈為懷舊的虛無主義者而設的販賣機〉)。作為後現代主義式遊戲與戲仿的愛好者,他孜孜不倦拓 展語言的資源,從不局限於單一風格。有些詩作簡潔、精巧,將文字散落在白色頁面上(〈海的印象〉)。有些詩則重新發現了咒語原始而神聖的力量 (〈太魯閣.一九八九〉)。寫的是廣義自由體的現代詩,但陳黎卻不時採用「限制性」寫作,給自己的詩佈下自設的格律。他崇拜俳句大師一茶和芭蕉,也嘗試寫作此一短小詩型。他的「中文現代俳句」是一種受日常現實激發、自成一格的操練,在他筆下變成異想天開、充滿奇思的「小宇宙」:「他刷洗他的遙控器/用兩棟大樓之間/滲透出的月光」。他某些俳句中使用的文字遊戲,翻譯時需另尋對應之道。譬如他〈小宇宙 II〉裡這首由十七個「xi」音的字組成的俳句「嬉戲錫溪西/細細夕曦洗屣躧/嘻嘻惜稀喜」,譯成法文時語義稍有偏差, 且運用了雙關語(paronomase)以呼應中文原作的遊戲性:「Sur la rive les jeunes filles à la file/Mille fois le fil de soie filent et refilent/Au fil de l’eau se faufilent vers l’île」(直譯大致如下——「河岸邊少女們排成一列,/千次萬次絲線纏繞再纏繞,/順流而下滑向那小島」)。
夢想超越語言界限的陳黎,也通過為漢字注入新意涵從事「具象詩」的創作。例如,〈戰爭交響曲〉便建立在「兵」這個漢字的變形,將其逐步解構,剝除筆劃,暗喻傷殘與死亡,譜出反戰的強音。而〈白〉一詩則源自「白」這個字的簡化,先轉變成「日」字,再化為短小的線與點,最終消融於白紙之上:這場文字的嬗變究係暗示著生命與光的稍縱即逝,抑或單純地喚起承載詩作的那張白紙的物質性?
踏過雪上的足跡,也可以成為在白紙上書寫的隱喻:「雪鬆的地方留下一行潦草的字跡」 (〈雪上足印〉)。詩人有時亦親自登場:「以兩本書為枕,溽夜席地/而臥,屈腿搖膝覓句的/我,是入夏第一首俳句」(〈小宇宙 II〉)。
陳黎向我們揭示,詩歌其實無處不在,俯拾皆是:「靜默的樹是詩/說話的花也是」(〈慢板〉)。 如果我們有時將詩歌與鳥類神秘的語言相比,陳黎會以為更類似於十三世紀「方濟會」修士聖安東尼聽到的魚的語言。這位聖徒視大自然為充滿謎團、神秘與象徵的寶庫,曾使群魚著迷,紛紛前來聆聽其佈道,後來啟發馬勒創作了一首藝術歌曲(〈聖安東尼向魚說教〉)。因此,毫無疑問地,我們這位時而輕笑、時而冷笑的詩的走索者,深深相信詩歌——這「銀鱗閃閃的游泳隊,歌詠隊」(〈木魚書〉)——具有不可言喻的魔力。