Les Confins de L'ile &
Cartes Postales pour
Messiaen
Traduit du
chinois par Marie Laureillard
Né en 1954 à
Hualien sur la côte est de Taiwan, Chen Li, poète historien-géographe, funambule
et magicien, toujours
en quête d'images et de styles nouveaux, jouant non sans
humour des spécificités de la langue et de l'écriture chinoises,
rend inlassablement hommage à sa ville natale aux « Vagues Tourbillonnantes », cette
« ville alanguie » où il a toujours vécu,
située aux « confins de l'île ».
Cherchant un équilibre entre rêve et réalité, entre allégresse et amertume face
au monde,
il explore les différents visages de Taiwan en puisant aussi bien dans
le quotidien que dans le passé
aborigène, portugais, hollandais, chinois ou
japonais de cette île du Pacifique à la culture multiple et métissée.
Épris
d'art et de musique, il a fait siens les propos du compositeur japonais Tōru
Takemisu,
qui s’appliquent tout aussi bien à son œuvre de poète : « La musique,
dans son essence,
semble inséparable de la tristesse. C’est la tristesse de
l’existence. Plus vous êtes rempli de la joie
de la création musicale, plus profonde est la tristesse. »
——Marie
Laureillard
a Poésie de Chen Li
Ma maîtresse L’amant de la femme du magicien Empreintes de pas dans la neige
Berceuse animalière Dans une ville affolée par un séisme continu La lointaine montagne
Cartes postales pour Messiaen Voyage en famille Fleuve d'ombres Photo-souvenir
Les bords de l’île Microcosme Chant d'automne Symphonie belliqueuse La musique des meubles
Voyage éclair dans une machine à grande vitesse La nappe du petit déjeuner d'un entomologiste solitaire
Folie de papillons La langue Cavalier léger Blanc
*Marie Laureillard
/ La poésie visuelle taiwanaise : un retour réflexif sur l’écriture
Chen Li, né en 1954, est un des poètes taiwanais les plus représentatifs de sa génération. Influencé d'abord par les modernes, il s'intéresse des la fin des années quatre-vingt à des thèmes plus politiques et sociaux, notamment à l'identité de Taiwan et des sa population aborigène. Sa conscience d'une originalité taiwanaise dans la culture chinoise et du rôle de la langue dans sa propre identité avec cette culture se reflète dans ce texte écrit pour Missives.
Le terme « chinois » du titre signifie la langue chinoise, plutôt écrite, le mandarin étant la langue officielle (basée sur le dialecte de Pékin, appelée « langue nationale » à Taiwan et « langue commune » en Chine).
Parmi les minorités ethniques mentionnées, les Hakka viennent de Chine (leur langue, le hakka, constitue, avec le minnan, le dialecte taiwanais), les Amis et les Atayal sont des aborigènes qui ont leurs propres langues.*
J'aurais aussi bien pu intituler ce texte « Mon mandarin taiwanais » car le chinois mandarin est la langue officielle de Taiwan depuis 1945.
Je suis né dans la Taiwan d'après la Seconde Guerre mondiale et j'ai été élevé dans la petite ville de Hualian sur la côte est de l'île. Mes parents ont grandi dans la Taiwan de l'occupation japonaise (1895-1945). Cela fait qu'enfant et adolescent, j'ai parlé le mandarin (pékinois) à l'école et le taiwanais (dialecte minnan) à la maison avec les miens, tandis qu'entre eux mes parents parlaient fréquemment japonais. Comme ma mère est hakka, j'ai souvent pu l'entendre converser en dialecte hakka avec des parents habitant dans le voisinage.
Après des études universitaires à Taipei je suis revenu dans ma ville natale pour être professeur d'anglais dans un lycée. Parmi les quarante élèves d'une classe, deux ou trois appartiennent à la population originale de l'île, Amis ou Atayal pour la plupart, et parlent mandarin au lycée comme les autres élèves.
Je pense cependant que le pékinois qui a cours dans la population de Taiwan depuis quelques décennies doit être assez différent de celui des Chinois du continent. Cette différence se manifeste bien entendu dans le vocabulaire, l'accent, la prononciation et la forme des idéogrammes mais aussi dans les « modalités » de la langue. J'ai l'impression qu'il y a dans le chinois (pékinois) de Taiwan une vitalité qui le distingue de celui du continent.
Premièrement, alors que la Chine a fait table rase de son passé, a déclenché une « révolution culturelle » et propagé une forme simplifiée des caractères chinois, Taiwan, gouvernée depuis la guerre par le Parti nationaliste Guomindang, s'est efforcée de mettre en œuvre un « mouvement de renaissance de la culture chinoise », a continué à utiliser les formes complexes des caractères et a érigé en disciplines scolaires l'histoire et la littérature classiques. Il en est résulté chez les habitants, donc les écrivains, une perception plus subtile de la « beauté du chinois » que chez ceux d'en face. Par ailleurs, les conditions de vie dans la société capitaliste de Taiwan, plus libre et ouverte qu'en Chine, ont permis au chinois taiwanais d'assimiler tout naturellement des éléments des langues (en particulier des dialectes de Taiwan, du japonais et de l'anglais) et des modes d'existence très divers de l'île. Cela a donné un langage plus souple et dynamique, plus riche et varié.
En tant qu'écrivain, et en particulier poète, de langue chinoise, j'ai le sentiment que le chinois, avec ses pictogrammes, ses monosyllabes, ses nombreux homonymes, ses caractères à sens multiples, ou combinant son et sens, a une saveur dont beaucoup d'autres langues sont depourvues. Un poème chinois écrit en caractères complexes risque sans doute de perdre une partie de cette saveur si on le transcrit en caractères simplifiés. Ainsi, me semble-t-il, dans toute prose ou poème que j'écris ici, à Taiwan, il y a sans conteste une saveur qu'on ne trouve pas dans d'autres langues ou dans le chinois d'autres régions. À en juger par ce que la poésie moderne de Taiwan a produit au cours des dernières décennies, la langue chinoise a constamment évolué pour créer une sensibilité, une saveur et une vie neuves.
J'ai écrit un poème intitule « Symphonie belliqueuse » ; il est très long mais n'est composé que de quatre caractères différents qui se répètent (on peut aussi dire qu'il n'y en a qu'un seul et trois variantes) : le caractère principal, bing, un élèment supérieur sur un trait horizontal soutenu par deux traits obliques, signifie « soldat ». Deux autres, ping et pang, chacun un seul trait oblique, sont des onomatopées qui claquent à les entendre comme un coup de fusil ; à les voir ils font penser à un soldat qui a perdu une jambe ; ils se combinent pour former le mot « ping-pong ». Le quatrième, qiu, qui n'a pas de traits obliques, désigne un tertre et fait allusion à une tombe. J'imagine que ce poème est difficilement traduisible dans une langue étrangère.
Un autre de mes poèmes, « La nappe de petit déjeuner d'un entomologiste solitaire », combine tous les caractères d'un ordinateur, et eux seuls, comportant le radical « insecte » (). Imprimé en caractères simplifiés ce poème serait sans doute grandement défiguré et dénaturé.
Dans mon chinois taiwanais il y a la Chine et il y a Taiwan, il y a du classique et du contemporain, à l'image de Taiwan, ce pays insulaire qui par sa géographie et son historie a constamment absorbé et assimilé tous les apports venus de partout.
traduit par Martine Valette-Hemery(Missives : Numéro Spécial 2003)
Martine Valette-Hemery & Chen Li
(Salon du livre de Paris, 2004)
情婦
Ma maîtresse est une guitare aux cordes relâchées
au corps lisse, caché dans son étui
préservé des rayons de lune
Parfois je l’en retire,
l’enlace, doucement
caresse sa nuque froide
enroulant les cordes de la main gauche, les effleurant de la droite
je l’accorde de mon mieux
Alors elle se tend en un véritable
instrument à six cordes, déployant intensément
son éclatante beauté
Je commence à jouer, mais
soudain
les cordes cassent
L’amant de la
femme du magicien
魔術師夫人的情人
Comment vous expliquer cette scène de petit déjeuner ?
Le jus d’orange tombe d’arbres fruitiers pour ruisseler dans
les coupes
Les sandwiches sont deux coqs métamorphosés
Le soleil perce toujours à l’autre extrémité de la coquille
d’œuf, malgré
l’intense
parfum lunaire
Tables et chaises viennent d’être sciées dans la forêt
voisine
Tu peux même entendre crier les feuilles
Peut-être des noix se cachent-elles sous le tapis, qui
sait ?
Seul le lit est stable
mais elle est si éprise des fugues de Bach, la femme du
magicien dont
l’inconstance
est due à l’incrédulité des gens. Tu ferais mieux de fuir
comme elle toute
la
nuit
(il semble que je sois celui qui mort de fatigue soupire
après elle)
Je crains qu’à son réveil elle ne joue de l’orgue, boive du
café, pratique sa
gymnastique
rythmique
Hélas, qui sait si le café bout dans le chapeau ?
Peut-être est-ce mon tour de jouer au perroquet loquace qui
aime faire étalage de sa poésie
1976 traduit par Marie Laureillard
Empreintes de pas dans la neige
雪上足印
Le froid incite à dormir,
à dormir
profondément, à aimer
les sensations douces comme le cygne
là où la neige s’amollit s’inscrit une ligne hâtivement
griffonnée
à l’encre
blanche, toute blanche
une ligne qu’il a hâtivement tracée
à cause de son humeur et du froid
neige toute blanche
1976 traduit par Marie Laureillard
動物搖籃曲
Laissons le temps se figer comme les taches du léopard
Un oiseau las glisse au-dessus de l’eau en versant doucement
ses
larmes comme une flèche décochée sur le point d’atterrir
C’est un jardin, un jardin sans musique, l’éléphant
gris passe devant toi d’un pas lourd et te demande
de veiller sur le nid d’abeilles, le nid d’abeilles sans
abeilles
Je chasserai la rosée pour la nuit, pour l’herbe nue quand
les étoiles
se lèveront dans le ciel, plus hautes que la girafe à la
porte
Laissons les femmes allaitant abandonner leurs enfants comme
un
chat finit par détendre son dos arqué, sans plus
insister abstraitement sur la couleur de l’amour, la hauteur
des rêves car
c’est un jardin, un jardin sans musique
Quand l’âne engourdi parade, n’imitez pas son ronflement
Laissons le temps s’arrêter de respirer comme un ours
faisant le mort se
couche
en silence
Des fleurs d’un blanc neigeux s’abattent sur ses cils, des
papillons
Je polirai la plaque de rue pour l’étable, pour les
hirondelles sans auvent
quand l’éléphant gris passera devant toi d’un pas lourd et
te demandera
de colmater les fissures de la colonne, la colonne dénuée de
tristesse
C’est un jardin, un jardin sans musique, aigles tournoyants,
ne chassez plus, chiens de chasse, ne courez plus, comme le
front d’un
ange
il est assez vaste pour contenir cinquante châteaux et sept
cents attelages
Laissons les enfants loin de leurs mères retourner à elles
comme un mythe, une religion longtemps oubliés sont à
nouveau découverts, embrassés
Je chanterai, je prierai pour les arbres fruitiers, les
arbres fruitiers dépouillés de leurs fruits
Laissons le temps se figer comme les taches du léopard
Des fleurs d’un blanc neigeux s’abattent sur ses cils, des
papillons
Ne perturbez pas le courroux des lions dormant d’un profond
sommeil
C’est un jardin, un jardin sans musique, l’éléphant
gris passe devant toi d’un pas lourd et vous demande
à toi, à la boue de vite dissimuler l’empreinte de ses pas
1977
traduit par Marie
Laureillard
Dans une ville affolée par un séisme continu
Dans une ville affolée par un séisme continu j'ai entendu
mille méchants loups dire à leur progéniture
« maman, j'ai mal agi. »
J'ai entendu des juges sangloter
des prêtres se repentir, j'ai entendu
des menottes s'envoler des journaux, des tableaux noirs tomber dans des
fosses d'aisance, j'ai entendu
des gens de letters poser leur bêche, des paysans enlever leurs lunettes
de gras commerçants quitter un à un leurs vêtements d'emplâtres crémeux
dans une ville affolée par un séisme continu
j'ai vu de vieilles maquerelles agenouillées restituer leurs vagins à leurs filles
1978 traduit par Martine Valette-Hemery
( Le Ciel en fuite: Anthologie de la nouvelle poésie chinoise )
La lointaine montagne est de plus en plus lointaine
Déjà, ce matin d'enfance
quand chaque jour un idéal nouveau naissait
elle s'élevait comme un chant matinal sur le porte-drapeau du cœurse dressait même sur l'estrade d'un stand, comme un badge sur la poitrine
un paravent de rêve, une tirelire de larmes
la lointaine montagne grandit avec toi et te regarde vieillir
entre le vent de l'après-midi et les antennes
entre le crépuscule de l'humanité et la fange
derrière les maisons, les voitures, les cordes, les couteaux, derrière cescubes réguliers et irréguliers de jeux qui n'en sont pas
la lointaine montagne parle à la lointaine montagne
te parle d'un silence dont on ne peut rien dire
quand tu es amoureux, la montagne lointaine
se rapproche à nouveau dans la nuit.
1988 traduit par Camille Loivier(Neige d'août N°12 : Printemps 2005)
Camille Loivier & Chen Li
1
Nous sommes tous suspendus
larmes
étoiles
arc-en-ciel
oiseaux
Au-dessus de l'abîme du temps
chante
chante
un jardin de mélancolie dans les airs
2
Nous courons sur un globe terrestre
j'habite l'ancienne Asie
vous habitez la lointaine Europe
quelqu'un retourne la planète
nous perdons pied, tombons ensembledans l'océan de mélancolie
3
L'océan douloureux mais limpide
respire
respire
respire
aime
4Telle une vague remplie de force et de lumière
se lève
se couche
tel un tunnel secret se renouvelant sans cesse
depuis le ravin jusqu'aux étoiles
du rêve jusqu'au rêve
5
Les oiseaux volent dans un jardin pentagonal
la musique afflue à l'intérieur de la maison
l'ouest
l'ests'accordent
se désaccordent
selon quoi.
1990 traduit par Camille Loivier(Neige d'août N°12 : Printemps 2005)
C'est naturellement un livre
un lexique à l'ordre aberrant mais conforme à la véritéimprimé sur des planches en quadrichromie, sur des reconnaissances de
dettes
sur des mandats d'arrêt, sur des certificats de mariage
cette page est mon père capturé sur ordre du temps
parce que sa mère était un crabe, toujours dans l'eau ou sur le sableses frères cadets eurent des noms aquatiques
l'époux de sa mère arriva en traîneau du haut d'une montagne, avecla verdeur de la montagne et l'ardeur du feu : il l'opprimait, la battait, la
rudoyait
l'obligeait dans ses nuits d'ivresse à laver ses blessures avec ses enfants
dans les bras
mais il détestait le feu, le même que son père, de son nom, comme il
détestait
la pneumonie et les ulcères
qui de ses jeunes frères jumeaux firent un mort avant l'âge et un infirme
cette page est l'histoire des maladies honteuses de la famille
une grand-tante paternelle stérile, un grand-père maternel parti sans
adresse
mon oncle maternel qui ne sut qu'après vingt ans de cohabitation que son
père était mon grand-père paternal
ma tante et cousine mariée à mon quatrième oncle, mère de trois débiles
mentaux
mon grand-père géniteur prolifique mais éducateur défaillant…
cette page est la liste des caractères difficiles ou au rebut
un oncle noyé, un autre reclus volontaire
une tante séduite et enlevée dans sa jeunesse, nonne et tondue dans savieillese
cette page est la liste des transcriptions phonétiques
« du », étudier : mon père qui a fait quelques années d'études
« du », faute professionnelle : puis commis des malversations au travail
« du », jeux d'argent : mon père, joueur invétéré la moitié de sa vie
« du », drogue : consommateur et revendeur de drogue
ils voyagent dans mes bagages
la casse renversée plus d'une fois, les caractères s'alignent à nouveaudeviennent mes frères, deviennent moi-même
les blancs sont les larmes des mères
amour, chagrin, étreintes silencieuses
impatience enflammée des étreintes
retour houleux des étreintes
sur les grèves du temps on lit et relit
le livre de la mer aux pages qui s'effacent à mesure qu'on les tourne
1990 traduit par Martine Valette-Hemery
( Le Ciel en fuite: Anthologie de la nouvelle poésie chinoise )
Chaque jour coule de nos tasses de thé
un fleuve d'ombres
les endroits marqués par l'empreinte de nos lèvres
sont les deux rives
d'un fleuve évanescent
l'arôme du thé emplit la chambre et invite au sommeilpeut-être est-ce le temps que nous buvons
peut-être nous-mêmes
peut-être nos parents tombés au fond des tasses
nous pêchons dans le fond bourbeux des tasses
des paysages de l'an dernier
une montagne couverte de jasmin
pétales pêle-mêle éclos et tombés
nous voyons le fleuve refroidi se remettre à bouillir
dissoudre dans sa chaleur l'obscurité qui tombe peu à peu sur lui
puis, assis devant les tasses qui s'allument comme des lampionsnous buvons notre thé, assis
sur la rive haute comme un rêve
nous attendons que le thé devienne fleuve
attendons que les arbres portent fleurs et fruits
jusqu'au moment de nous réincarner, comme nos parentsen un fruit
en un camélia
et nous retirer dans un fleuve d'ombres
1992 traduit par Martine Valette-Hemery
( Le Ciel en fuite: Anthologie de la nouvelle poésie chinoise )
Mémorial de l’ère Showa 昭和紀念館
En l’an dix de l'ère Showa
six pompiers en grand uniforme, debout ou assis
répartis mécaniquement et symétriquement entre deux
voitures étincelantes au centre de l'objectif
Derrière, un poteau télégraphique en bois et un aréquier
au-delà un mémorial gardé par un fier lion de bronze
Un nuage est passé, pour se poser en dehors de la photo
sur le proche kiosque du parc de la Colline de granit
Il doit y avoir un écriteau, « Corps des pompiers du port de Hualien »
qui remplace « Association de l'ethnie Ami » inscrit à l'origine.
La troisième année Showa ils avaient joyeusement apporté les mortiers et
pilons
utilisés par leurs ancêtres, buvant, chantant,
pour inaugurer ce mémorial construit avec leur force et leur argent
mais, comme les bateaux entrant et sortant effacent le sang et la sueur des
bâtisseurs
du port répandus sur l'eau, les voitures de pompiers importées du Japon
ont vite lavé le sol du lait des aréquiers
Nul ne sait pourquoi ce bâtiment a été rebaptisé
Mémorial de l'ère Showa, et nul ne le sait, un jour
le lion de bronze a pu devenir morceau des canons
qui tirèrent sur les avions des alliés assaillants
Six pompiers au visage grave, à une radieuse époque de paix
devant le mémorial faisant un temps office
de Monument aux pompiers, chacun à sa place, posent devant l’objectif
en jetant vers nous, vers le futur un regard singulier
Si un incendie se déclarait soudain dans la rue, ils se hâteraient
sans doute de sortir de la photo, déployant la lance d’arrosage dans toute
la rue du port
pour un débat volubile avec les flammes
Les voitures de pompiers fabriquées au Japon n'ont pas fixé la langue de
l’extinction du feu
Elles parlent japonais, taiwanais
ami, atayal, hakka
mais l'histoire muette ne comprend qu'une voix :
la voix des vainqueurs, des gouvernants, des puissants
Aussi n'a-t-on pas pensé que ce bâtiment pouvait devenir
un quartier général de la Défense parlant chinois
un mémorial arborant le drapeau chinois des héros de l'armée nationale :
héros parce qu'ils ont, comme on éteint un feu, effacé
la voix, les noms, les souvenirs des faibles
le Mémorial de l'ère Showa. J'entends non loin d'ici la sirène
des pompiers, mon élève d'ethnie Ami, un gros chou dans les bras,
arrive de la Colline de granit. Il me dit en chinois mandarin :« Maître, le chou est pour vous. Je vais voir où est l'incendie. »
Note de l’auteur : Au printemps 1992, en éditant Le numéro spécial de photographies-souvenirs de trois cents ans d’ouverture au commerce de Hualien pour le centre culturel de Hualien, j’ai eu l’occasion de retrouver sur des photographies de la période d’occupation japonaise l’ancien visage de ma ville natale. Ces photos d’autrefois m’ont profondément marqué. Sur l’une d’elles on reconnaît le Mémorial de l’ère Showa situé sur la Colline de granit, qui fut édifié en l’an trois de l’ère Showa (1935) grâce à des fonds de l’ethnie Ami. A l’origine il s’agissait de l’Association de l’ethnie Ami commémorant la mise en valeur de Hualien par les Ami, où étaient exposés certains de leurs objets et où ils pouvaient être hébergés, ce durant deux années seulement. Par la suite, il fut transformé en Mémorial de l’ère Showa, servit un temps de Mémorial des pompiers, devint après le du retour de Taiwan à la Chine en 1945 quartier général de la Défense, puis en 1978 Mémorial aux héros de l’armée nationale. J’ai enseigné dans un lycée situé dans les environs.
1993 traduit par Marie Laureillard
*Chen Li est également sensible aux problèmes identitaires, tant des aborigènes que des Chinois taiwanais, en raison de la colonisation japonaise puis de la culture continentale réintroduite en 1949. Ce commentaire d'une photo ancienne date de 1992.
Sur une carte du monde au quarante millionièmenotre île est un bouton jaune mal dégrossi
pendillant sur un uniforme bleu
mon existence est un fil plus ténu qu'une toile d'araignéetransparent, qui par ma fenêtre ouverte sur la mer
relie d'une couture serrée la mer et l'île
au bord des années solitaires, hiatus
du passage de l'an passé à l'an nouveau
les pensées sont un livre-miroir qui fige dans son froidles ondes du temps
feuillette-le et tu verras page après pagele passé indistinct briller par éclairs dans les miroirs
un autre bouton secret
comme un magnétophone dissimulé sur ta poitrineenregistre et émet simultanément
tes souvenirs et ceux de l'humanité :
amour et haine, rêve et réalité
joie et peine, mêlés sur la même piste
ce que tu entends à présent
c'est la voix du monde, des cœurs qui battentle tien, ceux de tous les morts et de tous les vivants
si tu les appelles de toute la force de ton cœur
tous les morts et tous les vivants te parleront
intelligiblement
sur les bords de l'île, à la frontière
du sommeil et du réveil
mon existence, comme une aiguille tenue par ma maintraverse le bouton jaune arrondi et poli
par les mains du peuple de l'île, transperce de toute sa forcele cœur de la terre sous l'uniforme bleu
1993 traduit par Martine Valette-Hemery
( Le Ciel en fuite: Anthologie de la nouvelle poésie chinoise )
Microcosme
Cent haïkus modernes (sélection)小宇宙
1Il nettoie sa télécommande
avec les rayons de lune
qui filtrent entre deux immeubles
6
Glissando vif et descendant :
quelqu’un a posé une échelle
à la fenêtre de mon enfance14
Je t’attends, je me languis de toi :
un dé dans le bol vide de la nuit
tente de révéler sa septième face16
Quelqu’un dans le vent d’automne —
je veux dire que quelqu’un dans le vent d’automne a dit
qu’il y avait quelqu’un dans le vent d’automne18
Grand événement en ce morne
jour d’hiver : du cérumen
a coulé sur le bureau
21
Les larmes sont comme des perles, non, les larmes sont comme
des pièces d’argent, non, les larmes sont comme
des boutons détachés à recoudre
26
Dans la tasse je bois le thé que tu m’as versé
dans la tasse je bois la froidure printanière qui s’écoule
entre tes doigts
29
Défilé en l’honneur de la mort :
chaussures de marche chaussures de travail chaussures
de sommeil chaussures de danse…
33
Entre les pages du dictionnaire, un insecte écrasé :
je les feuillette au soleil, il devient
mot nouveau
35
Ce qui unit les cimes isolées
c’est la solitude, ainsi que
les regards des oiseaux noirs ou blancs38
Dans la nuit glacée comme le fer
la percussion de deux corps
qui s’entrechoquent pour produire du feu46
Prisonniers du silence : avec des paroles nous brisons
le mur transparent, contraints
d’emporter sous le bras chaque plage de silence
55
Colle le timbre ici :
Ce que j’aimerais coller, c’est une part de ton gâteau
préféré, ou bien des lèvres
58
En ouvrant la cage de l’affliction :
la vacuité s’en échappe
le vide s’y engouffre
62
« Qui, de l’herbe et de la rouille, court le plus vite ? »
m’a-t-on demandé
après une averse de printemps, près d’une voie ferrée à l’abandon
63
Après avoir sans cesse battu les records du monde
notre lanceur de poids solitaire, d’un seul coup
lance au loin sa propre tête
66
La blancheur d’une peau transforme un grain de beauté
en une île : je songe
à la mer immense miroitante sous tes habits
73
Dans un train express je feuillette
« A la recherche du temps perdu » : à la fenêtre
une vaste étendue de mer muette
76
Des sandales au fil des saisons : vois-tu
les vers libres que tracent mes deux pieds en marchant
sur le tableau noir, la poussière ?
78
Ils aplatissent les rêves
comme une carte de crédit : en attendant l’inextricable
nuit, allons retirer de l’argent escortés de fourmis
86
Je suis un homme
je suis, dans le sombre univers
un briquet jetable
87
Une grenade, sous la pluie
mouillée, verte
semble avoir son mot à dire
90
L’amour ardent a causé de joyeuses meurtrissures :
j’ai transpiré cinq briques de jus de pamplemousse
tu as vingt-et-un cheveux cassés
91
J’aime le cabas que tu as laissé :
j’y glisse un nouveau haïku, un gâteau au citron
un paysage de montagne après la pluie
97
Histoire de mariage : une armoire de solitude plus
une armoire de solitude égalent
une armoire de solitude
1993 traduit par Marie Laureillard
Lorsque le dieu bien-aimé, par une mort subite
sonde notre fidélité au monde
assis sur une balançoire formée par la jonction de l'été et de l'automne
nous tentons de nous élancer au-delà du mur penché de l'expérience
pour emprunter une épingle au vent qui arrive de front
mais si soudain nos mains étroitement serrées
se relâchent dans le crépuscule
force nous est d'étreindre le corps de la plaine dans sa course
pour proclamer à voix haute au lointain infini
nos couleurs, nos odeurs, nos formes
tels un arbre dont la signature est une existence abstraite
nous nous dépouillons de nos vêtements feuille après feuille
nous dépouillons de notre surpoids de joies, de désirs, de penséespour devenir un cerf-volant tout simple
épinglé sur la poitrine de l'être aimé
une simple mais belle broche-insecte
virevolte dans les rêves de l'obscurité
grimpe dans le souvenir vidé des larmes et des confidencesjusqu'à ce qu'une fois encore nous découvrions que la lumière de l'amour
et la lumière de la solitude sont tout aussi ténues et que les jours si longs
ne sont que les frères jumeaux des si longues nuits
alors c'est de meilleur gré que nous restons assis sur la balançoire
formée des extrémités entrelacées de l'été et de l'automne, de meilleur gré
que nous réparons le mur effondré des sentiments
lorsque le dieu bien-aimé, par une mort subite
sonde notre fidélité au monde
1993 traduit par Martine Valette-Hemery( Le Ciel en fuite: Anthologie de la nouvelle poésie chinoise )
1995 (Missives : Numéro Spécial 2003)
Note de la traductrice :
Le caractère 兵 (bing) signifie « soldat », tandis que les caractères 乒 (ping) et 乓 (pang),
qui peuvent rappeler l’aspect de soldats unijambistes, sont deux onomatopées évoquant
un bruit de collision ou de coups de feu. Le caractère 丘 (qiu) signifie « colline » ou
« tumulus », à l’image d’une tombe.
Je lis sur une chaise
J'écris sur un bureau
Je dors sur le plancher
Je rêve à côté de l'armoire
Je bois de l'eau au printemps
(La tasse est dans le placard de la cuisine)
Je bois de l'eau en été
(La tasse est dans le placard de la cuisine)
Je bois de l'eau en automne
(La tasse est dans le placard de la cuisine)
Je bois de l'eau en hiver
(La tasse est dans le placard de la cuisine)
Je lis fenêtre ouverte
J'écris lampe allumée
Je dors rideaux tirés
Je m’éveille dans la chambre
Dans la chambre sont les chaises
et les rêves de chaises
Dans la chambre sont le bureau
et les rêves du bureau
Dans la chambre sont le plancher
et les rêves du plancher
Dans la chambre sont l'armoire
et les rêves de l'armoire
Dans les chansons que j'ai entendues
Dans les mots que j'ai proférés
Dans l'eau que j'ai bue
Dans le silence que j’ai laissé
1995 traduit par Marie Laureillard
Voyage éclair dans une machine à grande vitesse
Ayant
traversé
le crissement
des cigales
de
l'été
nous
venons
de
rencontrer
la
mer
la
vague
du
liquidambar
neige
nuit
noire
1997 traduit par Camille Loivier(Neige d'août N°12 : Printemps 2005)
La nappe du petit déjeuner d’un entomologiste solitaire
2000 (Missives : Numéro Spécial 2003)
迷蝶記
Elle est venue à moi
tel un papillon. Sans hésiter
elle s’est assise sur la première chaise devant le pupitre
une barrette colorée
dans les cheveux, papillon sur papillon
Depuis vingt ans, dans ce lycée
en bord de mer, combien de papillons
ai-je vus à l’apparence d’êtres humains ou de papillons
porteurs de jeunesse, de rêves
virevoleter dans ma salle de classe?
Oh, Lolita
Un jour d’automne avant midi, le soleil
si chaud, une piéride d’un jaune étincelant
entrée par la fenêtre a tournoyé entre
elle, âgée de treize ans, penchée sur son devoir
et le professeur distrait
Soudain elle s’est levée, pour échapper à cette
chatoyante, vibrante image
colorée, papillon terrifié par
d’autres papillons: elle affolée,
moi troublé par sa beauté2001 traduit par Marie Laureillard
舌頭
J’ai laissé un morceau de ma langue dans sa boîte à crayons. Ainsi, à chaque fois qu’elle l’ouvre pour écrire une lettre à un nouvel amant, elle entend mes marmonnements, comme une ligne de mots griffonnés entre les virgules, dans le crissement de son crayon fraîchement taillé. Puis elle s’arrête sans savoir que c’est ma voix. Elle pense que, muet depuis notre dernière rencontre, j’ai toujours gardé le silence. Elle écrit une nouvelle ligne, jugeant que le caractère 愛 (« amour »), composé de si nombreux traits, a été négligemment tracé. Elle saisit ma langue au passage en la prenant pour une gomme. Frottée énergiquement sur le papier, il en tombe une énorme goutte de sang qui masque le caractère « amour ».
2002 traduit par Marie Laureillard
輕騎士
Soudain je comprends qu’en réalité ce monde est une petite station de location de motocyclettes gérée et administrée en partenariat par la cohore des dieux. Chacun de nous est une moto légère qui n’occupe guère d’espace ni de temps malgré le poids de nos bagages. Nos âmes surmontent nos corps, sillonnent avec légèreté creux et saillies, monts et vaux, hauts immeubles, champs en contrebas, organes sexuels, jours et nuits. Comme un voile de gaze frôlant l’épiderme, une brise caressant la surface de l’eau, nous infligeons au monde entre nos jambes un trouble « unique » botanique, zoologique, minéral, animalier, spirituel, charnel, religieux, philosophique, sérieux, distrayant, commercial, académique, structurel, tactique, théorique, clinique. Bonjour, cher climat, je porterai ta bénédiction et tes lourdes chaînes. Bonjour, chers maîtres, je porterai vos enseignements et remords profonds. Bonjour, chères grand-mères, je porterai le tissu de vos pieds bandés et vos épais répertoires téléphoniques. Bonjour, chers voyeurs, je porterai vos visages impudents et vos paupières, et tous ceux qui traversent la carte des ombres aux longitude et latitude si pesantes, à la vitesse si aérienne, ceux qui traversent le globe de lumière où le lit des cieux et des mers est si lourd et le bleu si éthéré. Dans le bruit de plus en plus léger du moteur, j’entre en douceur dans un métal, une industrie, une musique, une civilisation, une moralité, une mort, une éternité toujours plus légers…
2006 traduit par Marie Laureillard
白
2009 traduit par Marie Laureillard
Note de la traductrice:
le caractère chinois 白 (bai) signifie « blanc »,
le caractère chinois 日 (ri) signifie « jour ».